-- perfect strangers (lidia)
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C'était une erreur. Il avait tourné en rond toute la matinée, errant d'une pièce de la maison vide à l'autre. Sa femme partie pour la journée, ses amis occupés. Parce que la vie avait continué. Il n'y avait que la sienne qui s'était arrêtée brusquement, il n'y avait que lui qui n'avait rien à faire, nulle part où aller, où on l'attendait. Ses journées meublées par la frustration, l'incompréhension. La douleur assommante d'une migraine naissante chaque fois qu'il s'obstinait à trop penser, à chercher des réponses. Il s'était donc décidé à prendre l'air, à se dégourdir les jambes. Ses pas le guidant machinalement vers la caserne, sa deuxième maison. Sa deuxième famille. Un pincement au coeur, une émotion douce-amère. Heureux de les revoir, à l'aise dans le brouhaha habituel de la caserne. Mais cette voix sournoise qui lui répétait combien il était inutile le ramenait à sa réalité. Il comprenait pourquoi on le forçait au congé. Mais il avait besoin de ça, de s'occuper les mains et l'esprit. Et quand l'alarme retentit et qu'en l'espace de quelques secondes il s'était retrouvé seul dans le garage, il regrettait d'être venu. Les mains enfouies dans ses poches, la tête basse, Jonah avait continué sa route. S'arrêtant finalement devant un endroit où il n'avait jamais mis les pieds. Peut-être se trompait-il. Il ne pouvait plus se fier sur ses souvenirs. Enveloppé par l'odeur enivrante du café et des pâtisseries dès qu'il y pénétra. L'endroit était bondé et le bourdonnement des conversations offrait une distraction, un répit à son esprit tourmenté. Loin de la solitude de la maison, loin des regards empathiques de ses amis ou collègues. Que des inconnus qui le traiteraient comme tel. Il attendait en file, perdu dans ses pensées, quand son attention se porta finalement au comptoir. Quelques clients soupirant, impatients, le séparaient de la cliente qui semblait chercher quelque chose dans son sac à mains. Son argent, devinait-il. — "Here, it's on me." Il s'était glissé aux côtés de la jeune femme et avait déposé quelques billets sur le comptoir, en profitant pour glisser sa propre commande à l'employée. — "I don't know where my mind's been lately. To be honest, I'm quite surprised that I remembered to bring my own wallet so don't worry about it." Lançait-t-il légèrement, pour désamorcer la situation. C'était la moindre des choses, et pourtant personne d'autre que lui n'avait bougé. Timidement, il laissa son regard se poser sur elle. Quelques secondes à peine, avant de baisser les yeux. Portant son attention sur le comptoir. — "Would've been a shame having to steal from the Unicef donation box, don't you think?" Le sourire amusé qui tiraillait aux coins de ses lèvres trahissait le sérieux qu'il avait voulu donner à sa réplique, alors qu'il pointait du menton une tirelire posée sur le comptoir. Déjà, il pouvait apercevoir l'employée qui s'approchait d'eux, leurs cafés à la main.

Une erreur d’inadvertance. Elles s’accumulaient, dernièrement. Elle avait la tête ailleurs, l’esprit empli d’un épais brouillard, les idées qu’elle tentait tant bien que mal de se changer, mais en vain. Lidia était préoccupée, alors qu’elle rassemblait tous ses efforts pour ne pas penser à lui. Pour ne pas s’inquiéter pour lui, surtout. Si elle s’emplissait la tête avec le travail, ses contrats et ses clients comme principale distraction, les journées qu’elle passait loin du bureau s’avéraient plus pénibles. C’est dans un petit café qu’elle avait choisi de se réfugier, convaincue que le bourdonnement incessant de l’endroit bondé suffirait à lui engourdir l’esprit. Ce ne fut qu’une fois sa commande passée qu’elle constata son inattention. L’embarras sur les traits, les joues qui rougissaient alors qu’elle cherchait son porte-monnaie qui semblait égaré dans le fouillis de son sac à main. Elle bafouilla quelques maladroites excuses, s’avouant vaincue devant l’évidence qu’elle l’avait égaré. Puis dans un sursaut elle laissa passer un soupir, autant par surprise que par soulagement, alors qu’à ses côtés s’était approché un inconnu pour la sauver de son impasse. Elle releva les yeux dans la direction de celui qui était venu à son secours, puis son sourire se figea. Jonah. Elle s’interrompit dans ce qui aurait été un remerciement, le souffle coupé, le cœur cognant férocement contre sa poitrine. Le temps semblait s’être arrêté, alors qu’elle tentait de se ressaisir, de reprendre son souffle. Il était primordial qu’elle adopte une attitude à la fois naturelle et détendue, et pourtant, elle ne parvenait à calmer la tempête qui grondait férocement en elle. I don't know where my mind's been lately. Elle serra les lèvres, n’osant le regarder, son cœur s’enserrant d’un douloureux pincement. Elle ne pouvait imaginer ce qu’il traversait, et ne pouvait supporter l’idée de ne pas pouvoir être à ses côtés pour le rassurer. L’ombre d’un sourire effleura ses lèvres lorsqu’il surenchérit, une lueur amusée dans le regard. — "Yah, right. Indeed", lâcha-t-elle enfin dans un rire qui trahissait sa nervosité, les yeux rivés sur la petite boîte de donations posée sur le comptoir. Elle s’empara de son café, l’envie de s’échapper si étouffante qu’elle en oubliait de le remercier. — "Thank you. For the coffee. And for saving me from what could’ve quickly become a pretty humiliating situation", articula-t-elle dans un nouveau rire nerveux. Elle n’arrivait pas à reprendre le contrôle, cherchant à se sortir de cette situation délicate. Cherchant surtout à épargner son cœur qui ne supportait ce rôle d’inconnue auquel elle était à présent relayée. Les conversations s’animaient dans tous les coins du petit café, ne laissant plus qu’une table inoccupée. — "Looks like we'll have to share this table. If you'd care to join me."  L’invitation qui avait franchi ses lèvres avant qu’elle ne puisse l’arrêter, sans même vraiment y penser. L’invitation qu’elle regretta, sitôt prononcée. Une proposition qui n’avait rien de bon, qui ne parviendrait qu’à la torturer, la blesser, mais qu’elle ne pouvait à présent plus retirer. Un terrain dangereux sur lequel elle ne devrait pas s'aventurer. Elle n’attendit pas sa réponse, s’y dirigeant avec un semblant d’assurance, qui en réalité cachait le tumulte qu’il avait éveillée en elle.

Quelques banalités échangées timidement et l’employée déposait leurs cafés devant eux. La fin de cette rencontre aussi brève qu'inattendue. Elle prit son café et s’adressa à lui pour, pour la dernière fois supposait-il. — "No problem… Thank you for giving me the opportunity to cut in front of the line." Un sourire amusé tiraillant aux commissures de ses lèvres alors qu’il haussait légèrement les épaules. Il se donnait un air décontracté, détaché. Mais il se sentait gêné, timide. Par sa réaction, par son corps tendu à ses côtés. Elle était difficile à lire, indéchiffrable. Elle le remerciait, mais elle semblait si tendue à ses côtés, son regard refusant de croiser le sien. Et il réalisait que peut-être ses intentions pouvaient sembler moins honorables qu’elles ne l’avaient été en réalité. Il se mordillait la lèvre alors qu’il laissait son regard se poser sur elle, convaincu que leurs chemins se sépareraient aussi rapidement qu’ils s’étaient croisés. Et quand il balaya la salle du regard, il fit le même constat qu’elle : il n’y avait plus de place. A l’exception de cette table pour deux oubliées dans un coin. La voix de l’inconnue qui vint rompre ses songes, lui proposant de partager la table. La surprise due être évidente sur son visage, lui qui avait l’impression de l’avoir gênée. Peut-être qu’elle s’en sentait obligée, redevable. Pourtant, elle n’attendit pas sa réponse avant de se diriger vers la table, glissant aisément entre celles occupées. Sa démarche qu’il observa avant de baisser le regard. Ses yeux valsant entre la table vacante et la porte. Ses dents s’enfonçant machinalement dans sa lèvre inférieure alors qu’il réfléchissait, puis ses jambes qui se mirent en marche – vers elle. Il ne savait pas vraiment pourquoi. Peut-être parce qu’il avait besoin de ça, d’un moment partagé avec une personne qui ignorait tout. Peut-être qu’il se sentirait enfin un peu normal. Il mourrait d’envie de se sentir comme lui, comme avant. — "If you don’t mind the company, I’ll accept the offer." Sa voix douce, un sourire timide qui s’emparait de ses lèvres alors qu’il prenait place face à elle. Ses doigts pianotant aussitôt nerveusement sur la table. Ça ne lui ressemblait pas. Cette nervosité, cette boule au creux de son ventre. Sa bague qui, comme depuis sa sortie de l’hôpital, lui ennuyait l'annulaire. Une présence qu’il ne parvenait à oublier, lui qui pourtant avait le bijou à son doigt depuis si longtemps qu’il ne la sentait plus. — "I’m Jonah, by the way." lui lança-t-il en soufflant un léger un rire, étirant la main avec son alliance vers elle, se permettant enfin de la détailler avec attention. Elle était belle, c’était impossible de le nier, de ne pas le remarquer. Jonah déglutit péniblement, abaissant finalement son regard vers son café. — "This is a nice place, first time I come here. I don’t know why. It’s real close to my job and I must’ve walked by it hundreds of time … Needed to try something new, I guess." La platitude de cette discussion qu’il lançait, de son small talk. Aussitôt, elle devrait regretter de l’avoir invité à partager la table et il se sentait idiot.

Le désir inavoué de passer du temps avec lui entrait en contradiction avec cet espoir qu’elle avait qu’il refuse son invitation. Si elle ne pouvait nier qu’il lui manquait terriblement, que ce qu’ils avaient avant lui manquait, l’idée de s’asseoir en sa compagnie alors qu’il n’avait aucun souvenir d’elle lui enserrait le cœur. La rencontre avec son ex-femme qui lui revenait en tête, sa mise en garde catégorique. Elle devait se tenir loin de lui. Elle s’était pliée à sa demande, davantage pour le bien de Jonah que pour ménager la jalousie de la femme avec qui il partageait son quotidien. Face à lui, Lidia en venait pourtant au constat que si elle avait gardé ses distances pour l’épargner lui, elle n’avait pas songé que son cœur ne supporterait ces retrouvailles. Elle était tendue, installée à cette table qu’ils avaient autrefois partagée. Un des nombreux souvenirs qu’ils avaient en commun, mais qui à présent était complètement effacé de la mémoire de Jonah. Elle tentait en vain d’ignorer le souvenir des regards qu’ils s’échangeaient, de leurs rires qui s’harmonisaient alors qu’entre eux s’imposaient les débuts d’un flirt innocent. Un soupir s’envola d’entre ses lèvres, ses yeux refusant de croiser ceux de Jonah, son attention plutôt portée vers ses doigts qu’il faisait pianoter contre la table. Ramenée à l’ordre au son de sa voix, alors qu’il entamait des présentations qui lui coupèrent le souffle. Un rappel brutal à cette réalité à laquelle elle ne pouvait s’accoutumer, un pincement au cœur, relayée une fois de plus à ce statut d’inconnue.  — "It’s nice to meet you, Jonah." Son prénom qui glissa d’entre ses lèvres, lentement, dans un sourire dont l’éclat ne rejoint pas ses yeux. Ces derniers demeureraient rivés sur l’anneau doré ornant l’annulaire de la main qu’il lui tendait. L’alliance qu’il portait encore quand ils s’étaient rencontrés la première fois, celle qu’elle ne pensait plus jamais revoir à son doigt. Celle qui maintenant la narguait, alors qu’elle hésitait à glisser sa main dans la sienne. First time I come here. Elle déglutit difficilement, accueillant la réplique comme une nouvelle gifle au visage. Elle s’était préparée à l’inévitable souffrance à laquelle elle serait confrontée, sachant qu’il n’aurait aucun souvenir d’elle. Elle n’avait cependant jamais imaginé qu’il serait aussi pénible et douloureux de prétendre ne pas le connaître. Elle ne pouvait taire ce malaise suffocant à chaque nouveau mensonge. Cette impression de le duper, de lui cacher une vérité qu’il méritait de savoir. Elle tentait de se convaincre qu’elle n’agissait que pour son bien, mais le sentiment de culpabilité qui lui nouait les entrailles la faisait douter que c’était la bonne chose à faire. — "I love this place. I often come here to work... or to take my mind off work. They have the best coffee in town and their lemon pistachio biscottis are to die for." Un nouveau sourire que se voulait naturel, mais qu’elle devinait faux, forcé. Comme cette conversation qui n’allait nulle part, d’une banalité effarante. Risible, même. Sa personnalité habituellement charmante et renversante se voyait à présent diluée par le malaise qui planait. Une première impression désolante, il devait déjà la trouver terriblement ennuyante. — "I’m Lidia.", souffla-t-elle enfin, constatant qu’elle avait complètement oublié de se présenter. Une tentative de changement de sujet, l’espoir naïf que l’évocation de son prénom éveillerait chez lui l’ombre d’un souvenir. Si seulement c’était si simple. Elle poussa un soupir et plongea son regard dans le sien. — "So you said you work nearby? What do you do?" Curiosité fainte. Elle se sentait prisonnière de ces platitudes, de ces questions insipides. L’inconnue insignifiante. Elle qui ne demandait qu’à savoir comment il se portait, réellement, depuis l’accident. Qui ne voulait que retrouver leur ancienne complicité, le rassurer, ou simplement l’écouter. Le retrouver. Le cœur pesant, elle devait pourtant continuer de faire semblant.

Après ce qui lui parût comme une éternité, elle glissa sa main dans la sienne, la serrant doucement. Les sourcils froncés, il posait son attention sur son poignet orné de plusieurs bracelets. Le tintement des breloques s’entrechoquant les unes contre les autres attirant son attention. Ses pensées amenées vers ce bracelet similaire qu’il avait retrouvé dans un tiroir de sa commode alors qu’il les avait tous vidés, désespérément à la recherche de réponses. Ou de n’importe quoi qui pourrait déclencher ne serait-ce qu’un souvenir. Il n’avait rien trouvé de concluant si ce n’était ce bijou qu’il supposait être pour sa femme. Leur anniversaire approchait, après tout. Pourtant le choix lui semblait étrange. Ça ne semblait pas correspondre aux goûts d’Emma. Probablement que le Jonah d'aujourd'hui connaissait mieux les goûts actuels de son épouse que lui. Tiré de ses pensées vagabondes par la voix de la jeune femme. Elle ne s’était pas présentée. Ou peut-être ne l’avait-il pas entendue alors qu’il s’était perdu dans la brume qui lui embrouillait les idées. Sa réplique lui arracha néanmoins un sourire. Cette conversation banale dans laquelle ils étaient prisonniers tous les deux semblait avoir raison d’eux, conscient du léger malaise dans l'air. — "To die for, huh? I’ll have to take your word for it but ... you do seem thrustworthy." répliquait-il immédiatement d’un ton joueur, faisant mine de la toiser attentivement. Lidia. Il souffla son prénom après qu’elle le lui ait révélé. Un léger hochement de tête alors qu’un sourire étirait les commissures de ses lèvres tandis qu’il portait la tasse de café à sa bouche, s’achetant quelques secondes avant de devoir meubler le silence d’une énième banalité. — "Oh I work at the fire station down the street." La réponse avait glissé naturellement de ses lèvres, devancé par Lidia pour un nouveau sujet de conversation. Mordillant légèrement l’intérieur de sa lèvre, il aurait pu s’en tenir à ça. Ce n’était pas faux, après tout. Et ne voulait-il pas faire fit, ne serait-ce qu’une heure ou deux, de sa condition actuelle? Ne pas devoir expliquer comment tout autour de lui semblait faux. Près de la réalité, mais toujours légèrement à côté de la plaque. Ne pas avoir à supporter un énième regard rempli de compassion et de pitié posé sur lui. — "I mean … I’m not currently working. Bit of a long story but yeah I’m a firefighter." Se surprit-il à ajouter. Peut-être parce que son visage affichait encore quelques blessures de l’accident. Peut-être parce qu’au final il ne voulait pas prétendre. Il l’ignorait. — "What about you, Lidia? What do you do for a living?" Il lui retournait la question avant qu’elle ne puisse élaborer sur ce qu’il venait de lui avouer. Son regard posé attentivement sur elle. Il détaillait les traits de son visage, étudiait l’expression qui s’y affichait. Et c’est là qu’il réalisait. Elle lui semblait désormais si familière. Sans vraiment la connaître non plus. — "Have we … Have we met before? You just seem so … familiar. I just can’t shake this feeling that I’ve seen you somewhere." Lui demanda-t-il, ses traits partagés entre la curiosité et la concentration. Son pouls s'affolant néanmoins alors qu’il caressait l’espoir d’un déblocage quelconque. Un souvenir qui serait nouveau.