-- heartbeats (tess)
Mustache Marshall :: — STARS HOLLOW, CT :: muddy river road :: 200-299 muddy river road

---

Le froid lui mordait les joues, embrouillait sa vision. L’hiver s’installait rapidement et les nuits étaient de plus en plus fraîches. Pourtant, il n’avait pas réellement froid. Ne le ressentait pas, du moins. Réchauffé par l’alcool qu’il avait ingéré. Il était engourdi. Physiquement, mentalement. Presque bien. Cette habitude qui s’installait, qui devenait sa routine. Boire pour oublier, pour rendre les choses plus vivables. Il savait qu’il devrait rentrer chez lui. Qu’il devait arrêter de se réfugier chez elle. Chez lui, Neal. Les gens remarquaient, parlaient. On le trouvait honorable, on comparait sa bonté à celle de son défunt père. Mais tous ignoraient les réelles motivations derrière ces visites trop fréquentes chez Tess. Son besoin de faire taire cette voix insupportable qui lui martelait l’esprit ; il est mort par ta faute. C’était lui qui aurait dû mourir ce jour-là. Mais il avait déjoué la mort grâce à sa lâcheté, grâce à son mauvais tempérament. Il lui semblait pourtant que sa vie s’était tout de même arrêté en même temps que celle de son père. Plus rien n’était pareil, plus rien ne le serait jamais. Il survivait, il nageait sur place. Jusqu’à ce qu’il s’épuise pour finalement sombrer. Il savait qu’il devait rentrer chez lui, mais ses pas le guidaient une fois de plus chez elle. Aucune lumière visible de l’extérieur. Il aurait espéré qu’elle soit debout. Peut-être qu’elle espère sa venue un soir de plus. Il aurait voulu se raisonner, tourner les talons et rentrer à son appartement. Mais il trouvait déjà cette clé cachée sous un pot. Officiellement clé de secours, officieusement sa clé. Il s’était laissé entrer chez elle, aussitôt réchauffé par la chaleur de l’endroit. L’odeur, enveloppante. Réconfortante. Celle qu’on ne peut retrouver que dans une vraie maison. Habitée, aimée. Loin de la froideur qu’il retrouvait à son appartement. Shane ne voulait que dormir. Fermer ses paupières et se laisser aller, sans être aussitôt transporté sur le rafiot aux côtés de son pères et du reste de l’équipage. Sans se réveiller en sursaut, haltant, convaincu qu’il se noyait. Les soirs où il buvait trop, les cauchemars étaient plus persistants. Et même le sofa de Tess, trop petit et qui lui provoquait des courbatures, ne semblait pas réussir à toujours l’épargner. Peut-être parce qu’il était partout ici. Neal. Sur les photos qui décoraient la maison, dans chaque souvenir qui y avaient été créés. Son cœur se resserra à l’idée de tous ceux qu’elle n’aurait pas l’occasion de voir désormais. Couché sur le dos, le bras derrière sa tête. Il fixait les reflets de branches qui oscillaient au plafond. L’impression presque paralysante qu’on l’observait. L’ivresse aidant, il aurait pu jurer que Neal pouvait le regarder. Le juger. Que faisait-il auprès de sa femme et de leurs enfants? Pour qui se prenait-il? L’homme de la maison, peut-être? Assoiffé, la gorge sèche, il se fraya un chemin jusqu'à la cuisine. Un premier verre vidé d’un trait, puis un deuxième. Il s’agrippait au comptoir, tous ses muscles tendus. Le plancher grinça. Un sursaut et il fit volte-face, son cœur tambourinant dans sa poitrine. Nerveux. — "Tess", souffla-t-il simplement. La surprise évidente sur les traits de son visage se mélangeant à une pointe de soulagement. Son esprit lui jouait des tours. Ses remords sur le point de le rendre fou. Son regard s’attardant sur son visage éclairé par la lune, puis sur sa silhouette menue. Amaigrie par le chagrin. Son cœur se serra dans sa poitrine. Sa faute. — "I didn’t mean to wake you.", ajouta-t-il, baissant le regard, honteux. De la déranger, de s’imposer à elle de la sorte, une fois de plus. Pour faire taire sa culpabilité alors qu’elle ignorait la vérité. Sachant qu’elle ne l’accueillerait pas de la sorte si elle savait, sachant qu’elle aurait préféré que ce soit lui qui périsse. — "I shouldn’t be here…" Son ton ressemblait à un questionnement. Comme s’il était trop timide pour lui demande dois-je partir ?

Des cris, qui s’apparentaient à des pleurs, lointains, faibles, tel un écho. Elle les entendait, pourtant sans réagir, dans un état second. Endormie, l’esprit engourdi et trouble, l’impression d’être sous l’eau, d’étouffer. Puis un réveil en sursaut, haletante, terrifiée, la confusion déformant ses traits. Les cris, plus forts à présent, qui emplissaient la pièce sombre, lui martelaient le crâne. Les pleurs de sa fille, qui s’était éveillée et qui réclamait son attention. Depuis combien de temps pleurait-elle? Combien de minutes s’étaient écoulées avant que Tess n’échappe enfin à sa torpeur? Affligée de son incompétence, elle se hâta aux côtés du berceau que partageaient les jumeaux, s’emparant de sa fille avant qu’elle n’éveille son frère. C’était Tess, à présent, qui pleurait à gros sanglots. Épuisée, rongée par les remords, complètement à bout de souffle. Écrasée par le poids de cette impression de ne pas être à la hauteur, de ne pas avoir la force de continuer. Elle serra Eva contre elle en la berçant doucement, laissant libre cours au flot incontrôlable de larmes qui inondait ses joues. Si sa présence apaisa rapidement les pleurs de l’enfant, Tess ne parvint à calmer sa propre détresse aussi aisément. C’est encore secouée autant par le chagrin que l’épuisement qu’elle se glissa entre les draps de son lit froid et vide, incapable de se rendormir. Il sembla passer des heures avant qu’enfin, sa respiration apaisée s’harmonise à celle des jumeaux assoupis. Son sommeil, pourtant agité et inconfortable. Elle se retournait d’un sens, puis de l’autre, à demi endormie, et il ne suffit que d’un bruit provenant de la cuisine pour qu’à nouveau elle soit tirée des songes. Elle émergea de sa chambre, puis s’avança lentement dans la pénombre pour rejoindre celui qu’elle devinait être Damian. — "Hey", murmura-t-elle simplement quand il l’aperçue. La surprise visible sur ses traits, sans doute ne s’attendait-il pas à la réveiller, à ce qu’elle le rejoigne. Elle n’était plus surprise quand elle le retrouvait chez elle. Pas même au beau milieu de la nuit. Peut-être aurait-elle dû l’être, mais Tess s’était accoutumée à ses visites aussi inattendues que sporadiques. Elle s’était inquiétée de ce que les gens diraient. De ce que penserait son entourage du temps qu’il passait chez elle, alors qu’elle venait tout juste de perdre son mari. Elle s’était demandé à maintes reprises si elle n’avait pas tort de laisser ainsi s’immiscer dans sa vie. Dans son quotidien. Dans leur maison, à Neal et elle. Mais sa présence avait quelque chose de réconfortant. Ce réconfort qui était indispensable pour éviter qu’elle ne sombre. Damian était celui qui la comprenait, celui sur qui elle pouvait compter. Et une fois de plus, elle s’était sentie instantanément apaisée simplement en le sachant près d’elle. Elle fit quelques pas dans la cuisine, resserrant ses bras contre sa poitrine, alors qu’il s’excusait de l’avoir éveillée. — "You didn't wake me up. I wasn't sleeping. Or maybe I was... I don't even know anymore.", souffla-t-elle à mi-voix, dans un haussement d’épaules. Elle se frotta les yeux, encore rouges et bouffis, puis écrasa de sa main un bâillement. Elle détailla la pièce du regard, soudainement embarrassée des biberons qui s’accumulaient dans le lavabo, de la pile de vaisselle entassée dans un coin du comptoir. Elle pensait au panier débordant des vêtements qui attendaient d’être plié dans lequel il avait dû s’accrocher dans le salon. La journée avait été interminable. Pénible, même. Elle poussa un soupir quand il laissa entendre qu’il ne devrait pas être ici, puis elle secoua doucement la tête. — "No. I mean, it's fine. As long as you don't wake them up. Don't worry about it.", répondit-elle, l’ombre d’un sourire effleurant ses lèvres. Il était rare que Tess pose des questions. Elle détestait qu’on la questionne sur ses émotions, sur ce qu’elle vivait et comment elle se sentait. Elle détestait devoir faire semblant. Elle se doutait qu’il devait en être de même pour Damian. Elle ne s’attarda pas là lui demander comment il allait, ou ce qui l’amenait une énième fois chez elle. Elle prit plutôt place près de lui, s’assoyant sur le comptoir. — "My day was just... terrible. And from the looks of it, so was yours. I'm glad you're here." Un nouveau soupir qui s’évadait d’entre ses lèvres, son regard rivé ses pieds nus qu’elle balançait doucement contre les portes d’armoire. L’envie cruelle d’un verre de vin, de n’importe quoi, alors qu’il semblait, lui, avoir déjà succombé depuis longtemps.

Il savait, Shane. Il savait bien que, si le choix leur avait été présenté, tous auraient choisi de troquer sa vie contre celle de Neal. Parce que Neal aimait la vie, parce qu’il en profitait pleinement. Parce qu’il était primordial au bonheur de Tess, à celui de ses enfants. Neal, lui, aurait su quoi faire de l’entreprise qui n’était qu’un fardeau supplémentaire sur les épaules de Shane. Il savait que c’était le choix logique. Le bon choix. Lui aussi l’aurait fait, échanger sa propre vie pour le sauver. Parce que le poids d’être celui qui restait était trop lourd à porter. Il n’avait pas besoin qu’on lui dise que Tess échangerait sans la moindre hésitation ses visites impromptues et les heures qu’il pouvait passer à veiller maladroitement sur eux, sur la maison qu’il leur avait achetée pour retrouver son mari, ne serait-ce qu’une dernière journée. Ne serait-ce que pour le voir une seule fois tenir dans ses bras ses deux enfants qui ne connaitraient jamais leur père. Elle l’avait déjà choisi auparavant et elle le choisirait encore, si elle en avait la chance. Et, pourtant, il était là. Debout dans sa cuisine une énième fois. Le rythme des battements de son corps revenant lentement à la normale, ses muscles se détendant finalement. As long as you don’t wake them up. Il acquiesçait faiblement de la tête, posant son index devant ses lèvres étirées en un large sourire, trahissant les quelques verres de trop qu’il avait bus au pub. Un de ces sourires qui se faisaient rares, qui illuminaient ses traits, qui lui donnaient l’air du gamin insouciant qu’il n’avait pas été depuis longtemps. Celui que Tess avait connu parfois, quand il n’y avait plus qu’eux en retrait sur la galerie de la maison de ses parents. Son regard trouva le visage de Tess alors qu’elle avançait pour le rejoindre dans la cuisine. Son cœur qui se serrait dans sa poitrine, son sourire effacé. Disparue la lueur joueuse dans ses yeux. Elle avait pleuré. C’était évident, la rougeur de ses yeux encore légèrement gonflés ne mentait pas. Il baissa le regard, rapidement. Gêné de l’observer, peut-être. Surtout incapable de regarder en face une fois de plus les dommages collatéraux du naufrage. Quelques fois, il avait pu l’entendre pleurer dans sa chambre. Il s’était approché de la porte fermée, sa main tendue vers la poignée. Incapable de cogner, incapable de l’ouvrir. Il retournait lâchement au salon, conscient qu’il ne saurait quoi lui dire pour l’apaiser. Elle ne lui cachait pas que sa journée avait été pénible alors qu'elle prenait place à ses côtés. Et si elle lui avait assuré que sa venue ne l'avait pas dérangée, il avait l'oppressante impression d'être de trop, qu'il la privait d'un sommeil dont elle avait grandement besoin. And from the looks of it, so was yours. La remarque lui arracha un sourire, amusé. Il supposait que son allure ne pouvait que refléter la manière dont il se sentait. Las, fatigué, tourmenté. Sa barbe plus longue qu'à son habitude, les cernes foncés sous ses yeux. — "That obvious, huh?" Son regard obstinément posé sur son avant-bras qui frôlait la cuisse de Tess. Il avait ignoré la suite de sa phrase. I’m glad you’re here. Pourtant, elle lui restait en tête. Il se la répétait alors qu’un silence s’était installé entre eux. Il relevait finalement son regard vers elle, l’observant silencieusement tandis qu’elle fixait ses pieds. Détaillant son visage, son expression. — "Thank you, Tess… For letting me crash here. I'm sure finding some guy passed out on your couch is the last thing you need. But… I’m glad I’m here.", articula-t-il timidement, haussant les épaules. Ça ne valait probablement pas grand-chose, se disait-il. Des paroles sincères pourtant atténuées de secrets, de non-dits qui viendraient tout changer si elle venait à les apprendre. Un soupir lui glissa des lèvres alors qu’il fixait le verre vide qu’il faisait tourner entre ses doigts. — "If you don't mind the company, I wouldn't be opposed to something a bit stronger…" Les sourcils haussés, un faible sourire aux lèvres. Il pensait encore trop, ne parvenait pas à chasser ses pensées envahissantes. Il espérait qu’un verre de plus lui permette de trouver le courage d’ancrer son regard au sien. D’étouffer suffisamment les remords pour être la présence réconfortante qu’elle attendait de lui.

Vide. Elle se sentait complètement vide. L’ombre d’elle-même, son corps telle une fragile coquille meurtrie, qui ne renfermait plus qu’un amas d’émotions en ébullition qu’elle n’avait la force de refouler. Dans ce tourbillon d’impuissance, de chagrin et d’incompréhension, la colère dominait. Tess en voulait à ceux qui ne vivaient plus avec les répercussions du deuil, à ceux qui étaient passé à autre chose, la vie suivant son cours. Elle en voulait à ceux qui, sans chercher à la comprendre, se contentaient de la toiser la pitié dans le regard. À ceux qui faisaient comme si rien n’était arrivé, qui n’osaient la regarder, qui l’évitaient, prétendant ignorer que sa vie avait été pillée, son cœur démoli. Cette colère qui bouillait en elle l’épuisait. Lui grugeait les entrailles. Avec Damian, c’était différent. Son ancre. Son point de repère dans cette tempête dévastatrice. Sa compagnie devenue un besoin viscéral. Avec lui, inutiles étaient les façades. Elle n’avait pas à faire semblant. Il était l’un des rares qui parvenaient à la faire sourire. Exploit qu’il réalisa d’ailleurs une fois de plus alors que ses lèvres s’étiraient de ce particulier sourire taquin qui lui donnait immanquablement des airs d’enfant. Assise près de lui, elle n’osait lever un regard dans sa direction. Elle ne releva les yeux de ses pieds que lorsqu’il mentionna que le trouver sur son canapé était la dernière chose dont avait besoin. Elle refréna l’envie de le contredire, se contenant de froncer les sourcils. Puis, il sembla avoir lu ses pensées. I wouldn't be opposed to something a bit stronger… Un sourire étira le coin de ses lèvres. Un verre de plus pour lui n’était sans doute pas la meilleure chose à faire. Pour elle non plus, qui devait rester alerte aux besoins des jumeaux, mais elle en avait besoin. Pour se détendre. Pour s’engourdir l’esprit. — "Mmh yah, I could use a drink. And some company." avoua-t-elle une moue aux lèvres avant de se glisser en bas du comptoir. Elle se dirigea vers le petit bar qu'ils avaient, qu'elle avait, dans un coin de la cuisine.  Les bouteilles, le fond presque atteint dans chacune d'entre elles, appartenaient pour la plupart à Neal. Rares étaient les possessions de Neal qu’elle avait conservées. Encouragée par ses grands-parents, convaincus qu’elle ferait plus aisément le deuil de son mari, elle s’était débarrassée d’une grande partie de ses effets personnels. Un tri qui s’était fait avec détachement, comme une automate, leurs souvenirs remisés en même temps que tout ce qu’il avait accumulé au cours de sa vie commune avec elle. Elle n’avait conservé que quelques photographies qu’elle peinait à regarder, ce vieux t-shirt délavé et froissé dans lequel se perdait sa silhouette menue, qu’elle portait tous les soirs et s’endormait toutes les nuits. Celui qu’elle avait lavé à contre cœur, secouée de sanglots à l’idée que les fibres ne soient plus imprégnées de son odeur. Puis ces bouteilles qu'elle avait gardées, qui lui permettaient d’enterrer cette douleur de l’avoir perdu. Elle s’empara de deux verres, qu’elle s’affaira à préparer neat. Elle lui tendit un verre, ses yeux ancrés au sien. — "Here. Pace yourself.", le prévint-elle d’un ton faussement autoritaire. Adossée sur le petit îlot face à Damian, elle demeurait silencieuse. Pensive, elle faisait tourner son verre entre ses doigts. Une gorgée suivie d’une autre, le liquide ambré qui à son passage lui brûlait la gorge. Ses lèvres déjà engourdies. Elle poussa un long soupir. — "It's been three months today. Three months ago, he told me he was going back out to sea. I begged him not to go. He told me he had to. That I was worried for nothing.", lâcha-t-elle rompant le silence, la voix légèrement tremblante. Ses yeux démunis d’expression rivés sur un point fixe, la mâchoire serrée. Un rire nerveux qui s’échappa soudainement d’entre ses lèvres. — "Doesn't seem like nothing now, eh?" Elle reporta son attention sur Damian, l’observant intensément pour la première fois depuis qu’elle avait mis les pieds dans la cuisine. — "You were wrong. Having some guy here to share a drink is exactly what I need." L’appellation qu’il avait précédemment utilisée mise en évidence, prononcé sur un ton presque amusé, la complicité au fond du regard. Alors qu’ils savaient tous deux que ce n’était pas ce qu’il était, qu’il était probablement la seule compagnie dont elle avait réellement besoin.

Il ne savait pas comment elle faisait. Comment elle tenait le coup. Il supposait qu’elle avait une force que lui n’avait pas. Que c’était ce qui la poussait à continuer. Qu'elle s’accrochait à ses enfants. Ils avaient besoin d’elle pour survivre. Tout comme lui avait besoin d’eux. Il s’était donné ce rôle, cette tâche d’être là pour elle. Une sorte d’entente, de pacte entre lui et sa conscience, essayer de se racheter, essayer de faire taire cette culpabilité qui embrouillait toutes ses pensées. Comme si quelques coups de marteau et couches de peinture pouvaient tout effacer. Il la regardait s’affairer à préparer leurs verres, perdu dans ses pensées. Clignant des yeux, les paupières lourdes, à quelques reprises alors qu’elle lui tendait son verre. Pace yourself. Il attrapait le verre, à peine conscient de ses doigts qui glissait contre les siens. — "Yes, ma’am.", souffla-t-il, faussement impressionné par le ton qu’elle avait employé. Un sourire tiraillant aux coins de ses lèvres tandis qu’il baissait le regard, incapable de soutenir le sien. La mâchoire crispée, il fixait le verre qu’il ne parvenait pas à porter à ses lèvres.  Il était conscient que c’était dangereux. Qu’il était fatigué, épuisé. Drainé de toute son énergie, de sa vitalité. Qu’il avait déjà bu ce soir et que chaque goutte d’alcool supplémentaire représentait un pas de plus vers l’ivresse. Qu’il risquait de trop parler, de révéler ce qu’il cachait pieusement depuis l’accident. Pourtant, il portait le verre à ses lèvres, s’efforçant de ne pas le vider d’un trait. It's been three months today. Sa gorge se serra, le liquide qui y coulait péniblement, abrasif. Il toussa, tentant de se ressaisir. Il n’avait pas oublié. Pas réellement, du moins. Il avait vu la date approcher, avait réussi à se convaincre de ne plus regarder les jours défiler. Se convaincre de boire, de rester éveillé, s’étourdir jusqu’à ce qu’il ne sache plus réellement combien de jours s’étaient écoulés. L’appel provenant de sa mère qu’il avait ignoré durant la journée prenait tout son sens. La culpabilité l’envahissait déjà, mais les propos de Tess étaient assassins. Elle s’était inquiété de ce voyage de dernière minute, si près de son accouchement. Il posait son verre sur le comptoir, en profitant pour lui tourner dos. Incapable de la regarder alors qu’elle lui racontait ce qu’il n’avait pu que s’imaginer à maintes reprises au cours des derniers mois. He told me he had to go. Shane s’était d'abord demandé si elle savait. Si Neal lui avait mentionné qu’il devait le remplacer, couvrir pour lui une fois de plus. Il avait appréhendé le moment où il se retrouverait devant Tess. Il s’était souvent imaginé la haine, la colère et la rancœur qu’il pourrait lire dans son regard s’il daignait croiser le sien. Mais il réalisa rapidement qu’elle ignorait son rôle dans la tragique tournure qu’avait pris sa vie. Elle le voyait comme elle, un laissé pour compte. Peut-être comme le seul qui pouvait comprendre ce qu’elle vivait aussi. Et pourtant, ce qu’ils vivaient, était si différent. Il termina son verre, se retournant vers elle alors que son regard se posait sur lui. Elle l’observait, le détaillait. Il était mal à l’aise, déglutit péniblement. Nerveux. — "I'm hardly what anyone could possibly need.", répondit-il à sa dernière réplique. Un haussement d’épaule et un faible sourire, faignant l’indifférence, presque l’amusement. Il s’achetait du temps, quelques secondes pour trouver les mots à lui dire. Il savait bien au fond qu’il ne pouvait lui offrir des paroles qui sauraient la réconforter. Mais laisser planer ce silence ne semblait pas non plus une option. — "There was no way to know.", souffla-t-il. Elle avait dû entendre ces mots des centaines de fois déjà. Lui se les répétait chaque jour depuis trois mois. Ils ne pouvaient pas savoir. Ni son père qui conduisait son équipage à leur mort. Ni Neal qui laisserait sa femme et ses enfants. Ni lui, qui se sauvait d’une fin tragique. Shane savait aussi que ces mots n’offraient aucun réconfort. — "It should’ve been an easy, quick trip. He wasn’t reckless, neither was my father. It …" L’expression de son visage tordue, entre sa propre incompréhension, sa propre douleur. Un soupir lui glissait d’entre les lèvres alors qu’il relevait les yeux vers elle, l’air abattu. — "It just … happened." Sa voix à peine audible, l'incompréhension avec laquelle il composait depuis des mois évidente sur son visage tourmenté.