-- after the storm (colin)
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C’était avec une boule au creux du ventre qu’elle se réveillait, tous les matins, depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Blessée, autant dans son orgueil que par les propos sur lesquels ils s’étaient laissés, elle ne pouvait apaiser cette crainte de le croiser à nouveau. D’être confrontée à lui. Il y avait cette constante culpabilité qui lui martelait le crâne, lui nouait les entrailles, lui donnait envie de fuir. De quitter cette ville, sa ville à lui, où elle n’aurait jamais dû s’établir. Elle n’en pouvait plus de ce mensonge, ce secret, dont le poids semblait s’alourdir sur ses épaules plus les jours passaient. Elle avait toujours constaté que sa fille partageait certains des traits de Colin, mais depuis qu’ils s’étaient revus, depuis qu’il n’était plus un vague souvenir qu’elle s’efforçait d’oublier, cette ressemblance lui semblait d’autant plus frappante. Elle ne pouvait plus la regarder sans le voir lui. Au-delà de ses boucles foncées, de la profondeur de son regard. Elle le reconnaissait à présent dans ses mimiques, dans les détails subtils auxquels elle ne s’était jamais attardée. Astrid, qui s’accoutumait récemment à une nouvelle routine en garderie, n’était pas à ses côtés pour meubler le lourd silence de son rire cristallin. Auden aurait pensé se réjouir de ce moment de répit, mais seule dans sa maison vide, elle avait plutôt l’impression d’étouffer. De n’entendre que l’écho de ses tourments se fracasser contre les murs qui l’enserraient comme un étau. Elle avait besoin de se changer les idées. De s’échapper. De faire le vide dans son esprit embrumé. Ses pas l’avaient guidée sur cette côte, longée par la mer, qu’elle avait découverte avec lui. Une torture qu’elle s’imposait inconsciemment. Le regard perdu à l’horizon, enveloppée d’un air frais qui ne suffisait à calmer cette angoisse intérieure. Elle s’avança vers cet endroit précis où ils étaient allés ensemble. Cet endroit gorgé de souvenirs, où elle se permettait parfois d’aller s’égarer, oublier, le temps de quelques esquisses mélancoliques. Cet endroit où, elle ne s’attendait pas à le voir, convaincue qu’il s’efforcerait lui aussi de l’éviter. Elle stoppa brutalement la cadence voilée de ses pas quand il releva ses yeux sur elle. Impossible de faire demi-tour. Elle humecta ses lèvres tremblotantes, le regard fuyant, confrontée à l’évidence qu’aucune échappatoire n’était envisageable. Un malaise visible sur ses traits, les sourcils légèrement froncés, Auden inspira longuement avant d’enfin oser un regard dans la rection de Colin. — "I didn't think I'd see you here." Les mots soufflés, presque inaudibles, la nervosité vibrant dans le timbre de sa voix. Elle reporta son attention ailleurs. N’importe où sauf sur lui, incapable de le regarder. Les joues rougies par l’embarras. — "I'm sorry. I can leave. You were, um, here first. I'm just gonna go." Des excuses ridicules, bredouillées, sa démarche trahissant sa nervosité. Elle n’en pouvait plus, de cette culpabilité qui lui rongeait les entrailles. De sa lâcheté, de son manque de courage. De cette brutale dualité qui se livrait bataille en elle. Elle recula, prête à partir, se maudissant de ne pas avoir su accepter ses torts, faire la chose adulte. — "Oh, I almost forgot", ajouta-t-elle, se souvenant du livre qu’il avait oublié, entassé au fond de son sac entre ses calepins. Elle fit un pas vers l'avant, puis le lui tendit timidement. — "You left your book the other day. You sure seem to have a hard time hanging on to this one." blagua-t-elle, faisant maladroitement référence à la première fois où il l'avait égaré. Hésitante, elle lui offrit un pâle sourire, haussant les épaules, la fuite lui semblant à présent beaucoup moins envisageable.

Il étouffait. Il ne semblait pas en mesure de trouver ses marques depuis son retour. Il se faisait tranquillement à son sort, l’acceptait. Mais il étouffait. Un seul endroit lui revenait en tête, l’appelait. Osmington Mills. Un autre de ces lieux qu’il avait désiré lui faire découvrir lors de leur escapade. Il repoussait le moment où il y reviendrait. Peut-être savait-il inconsciemment qu’il y ferait ses adieux. Incapable de la croiser à nouveau, incapable de revisiter ces endroits où ces moments passés ensemble lui revenaient, le happaient brutalement. La familiarité de l’endroit l’apaisait alors qu’il était installé, des copies de ses élèves à corriger en mains. Une fois de plus, incapable de se concentrer à sa lecture peu captivante. Il lisait les quelques lignes maladroitement rédigées sans leur prêter une réelle attention. Distrait, épuisé. Et quand le vent se leva, il releva les yeux. Elle était là. L’avait vu, elle aussi. Il déglutit péniblement. Le même scénario qui se répétait. Elle semblait aussi mal à l’aise que lui. Peut-être plus. Peut-être encore ébranlée par l’escalade rapide de leur dernière rencontre. Colin soupira, se leva presque d’un bond alors qu’elle lui adressait la parole. Elle partirait, lui laisserait l’endroit. Il ouvrit la bouche, pour protester. Mais ne réussi à articuler un seul mot. Comment en étaient-ils arrivés là? Comment les choses pouvaient lui paraître plus compliquées qu’avant alors qu’il n’était plus son enseignant et elle plus sa maîtresse. Il se tenait là, penaud, alors qu’elle fouillait dans son sac, duquel elle ressortit un livre. Son livre. Celui qu’il avait cherché, en vain. Il comprit qu’il l’avait laissé derrière lui en quittant rapidement le café. Timidement, il s’approcha d’elle et le saisit. — "Oh. Seems like I have a knack for losing precious things, don’t I?", marmonna-t-il faiblement. Regrettant aussitôt la remarque chargée de doubles sens. Son emploi. Elle. Il fit quelque pas vers l’arrière, serrant le livre avec une poigne ferme qui trahissait sa nervosité. Son inconfort. — "Thank you.", souffla-t-il finalement. Osant un faible sourire. La toisant timidement alors que le vent faisait doucement valser quelques mèches de ses cheveux. Il baissa les yeux, le sourire qu’il arborait agrandi. — "The book, I’ve wanted to read it for a long time and I can’t seem to get past the fourth chapter. … It was a parting gift from other professors, actually. ", articula-t-il. Un léger haussement d’épaules qui se voulait désinvolte ne parvenait pas à trahir l’air maussade qui s’affichait sur les traits de son visage. Il ne savait pas pourquoi il le lui avait dit. Peut-être par maladresse alors qu’il tâchait de meubler ce silence lourd. Peut-être par un réflexe tenace, celui de se confier à elle. De lui partager des pensées et tourments, trouvant une oreille attentive, un réconfort. Chose qu’il n’avait plus auprès de sa femme depuis bien des années, avant même l’arrivée d’Auden dans leurs vies. Il se mordillait la lèvre, les sourcils froncés. L’idée de la trouver après l’incident au café lui avait travers l’esprit. Pour s’excuser. Mais il craignait de faire plus de mal que de bien, une fois de plus. — "Listen,… I’m sorry for the other day. I really shouldn’t have said these things to you, Auden. I never meant to take it out on you like this. It wasn’t fair.". Il articulait ses excuses lentement, hésitant. Peut-être trop ébranlé de la croiser à nouveau de manière inattendue. Une fois de plus, dans un lieu qui lui rappelait des souvenirs trop précieux pour être oubliés.

Elle l’avait feuilleté, ce livre qu’il avait oublié. Elle l’avait ouvert, s’était étonnée de constater ses marges vierges. Elle s’était demandé pourquoi il avait l’un de ses croquis en guise de marque page. Combien d’autres, comme ça, avait-il conservées? Les avait-il gardés en souvenir de leur idylle? Ou peut-être n’évoquaient-ils plus que vaguement ce passé qu’il avait oublié. Ces questions qu’elle se posait encore, alors qu’elle lui tendait maladroitement le livre. Ces questions qu’elle n’osait lui demander, alors qu’il récupérait son roman. Tout aussi mal à l’aise qu’elle. Elle peinait à croire que celui avec qui elle avait été jadis si proche, si intime, était à présent celui dont elle ne pouvait supporter le regard. La nervosité de Colin paraissait dans son ton, dans cette remarque murmurée. Étonnée qu’il ose une allusion aussi évidente, elle secoua doucement la tête, un léger rire franchissant le seuil de ses lèvres. — "So it seems.", approuva-t-elle dans un demi sourire, lui donnant raison sans la moindre humilité. Elle croisa les bras contre sa poitrine, comme pour se protéger. Elle le regardait discrètement, s’attardant aux traits qu’il avait en commun avec Astrid. La gorge serrée, les entrailles nouées. Cette envie de fuir qui nouveau rugissait en elle. Ses yeux se posèrent sur son sourire. Elle avait cette impression de le retrouver. Ce sourire qui l’avait séduite. — "Well, this explains the lack of writing in the margins.", le taquina-t-elle quand il lui avoua avoir interrompue sa lecture. L’ombre de leur ancienne complicité passa entre eux, l’espace d’un instant. Elle s’estompa aussitôt, rabrouée par cet importun sentiment qu’ils avaient en commun. Son regard porté sur l’horizon, elle vint replacer distraitement sa frange que le vent avait poussé devant ses yeux. — "You should really give it another chance and read past chapter four. Your colleagues have good taste. It was a... delightful read. Sorry, I um, I took the liberty of reading it. Just like in the old days." Elle haussa les épaules, puis un sourire effleura ses lèvres. Just like in the old days. Des paroles envolées d’entre ses lèvres avant qu’elle ne les retienne. Une allusion à cette époque révolue où elle lui empruntait, ou plutôt subtilisait, des livres et se découvrait, au fil de ses lectures, un amour pour la littérature. Et un amour pour lui. Une confidence un peu timide, mais dévoilée rapidement, sans pendre le temps de s’arrêter. Elle était à la fois émotive et tourmentée. Elle ne pouvait s’expliquer pourquoi elle s’était permis de lire le roman qu’il avait laissé derrière lui. L’espoir inavoué de se plonger dans son univers, dans son monde. De renouer avec lui comme elle avait déjà connecté avec lui par le passé. La lecture du roman n’avait pourtant rien réparé en elle. Elle n’était parvenue qu’à éveiller de douloureux souvenirs, et c’est le cœur davantage écorché qu’elle avait enfoui le livre au fond de son sac dans l’espoir d’oublier ce qu’elle avait attisé. Elle reporta son attention sur Colin quand il s’excusa pour ses propos lors de leur dernière altercation. Elle détecta chez lui une certaine sensibilité qui lui était familière. — "Don't worry about it. I've also said things I shouldn't have. I was kind of... shocked to see you, confused, and I got carried away. I’m sorry. And to be fair, I was being a bit of a child.", avoua-t-elle, l’air autant penaud que taquin. Elle laissa valser son regard sur le paysage qui les entourait, puis poussa un long soupir. — "I can't get enough of this place. I didn't think we would ever be here together again. And yet, here we are.", lui confia-t-elle à mi-voix, osant enfin ancrer ses prunelles aux siennes.

The lack of writing in the margins. Il releva un regard curieux vers elle. Les sourcils haussés, surpris. Pourtant un sourire joueur lui tiraillait aux commissures des lèvres. Immédiatement transporté dans ce qui lui semblait être une toute autre réalité, comme s’il avait pu s’imaginer ces souvenirs. Eux, avant. Il la revoyait, s’accrochant à ses livres, sa chemise froissée bien trop grande pour son corps menu. Une imploration subtile de rester plus longtemps. Il avait eu envie d’accepter, de céder de nombreuses fois – à chaque fois. Et alors qu’il lui retirait doucement sa chemise, la troquant contre son livre, il souriait pour masquer sa peine. Ses remords. Je l’ai déjà lu, garde-le, lui disait-il. Parfois c’était vrai. D’autres fois, il en était à sa première lecture. Et, à leur prochaine rencontre clandestine, elle lui parlerait du roman, ses yeux brillants et son enthousiasme lui arrachant un sourire franc alors qu’elle ne manquerait pas de, sans le savoir, lui dévoiler la fin de l’histoire. Il aimait partager les livres avec Auden. Il aimait en discuter avec elle et, ensuite, se replonger dans les pages avec ses impressions en tête. Revoir l’histoire de son point de vue, relire les passages qui l’avaient émue ou bouleversée. Un accès privilégié à son esprit, à son cœur. Il se demandait si elle avait laissé des traces de son passage sur les pages, dans les marges. Il se mordillait la lèvre, résistant à l’envie de les feuilleter, s’efforçant de ne pas se créer d’attentes. S’en voulant d’espérer. — "I shall give it another try, then.", répliqua-t-il un sourire qui se voulait chaleureux, cordial aux lèvres. I’ve also said things I shouldn’t have. Il hochait la tête, acceptant ses excuses, acceptant de partager le blâme pour ce désastre qui leur fit office de retrouvailles. Le sourire qui s’emparait de ses lèvres imitait celui qui s’affichait sur celles d’Auden. Une once de taquinerie dans l’air, quelque chose de familier, malgré la tension palpable. Il l’observait attentivement alors qu’elle regardait aux alentours. L’éclat du soleil offrant un reflet doré sur sa peau. — "Yeah, the view is really something else…", articula-t-il, sans détourner son regard qui était pourtant toujours posé sur elle. — "The thought of you being here is still so strange to me.", avoua-t-il avant de souffler un faible rire. La question lui était souvent venue en tête: était-elle venue ici pour se souvenir de lui, pour fouler les mêmes rues qu’il avait connues une grande partie de sa vie, pour revivre ce week-end passé ici ensemble? Ou s’était-elle dit que c’était l’endroit le plus sûr pour ne jamais le revoir? Côtoyer l’endroit où ils avaient créé clandestinement des souvenirs étant le prix à payer pour s’assurer de ne plus jamais recroiser son chemin? — "I know that we can’t just start over. But I just …", tenta-t-il, hésitant. Les sourcils froncés, il cherchait les bons mots. Il ne savait pas comment aborder la situation, leur relation. — "I just want you to know that I’m here, Auden. If you ever need .. I don’t know. Anything, really.", conclut-il maladroitement avant de pousser un soupir. Il se demandait pourquoi les choses étaient aussi tendues, compliquées. Pourquoi elles ne pouvaient pas être simples, désormais? Peut-être était-ce la nature incorrecte de leur liaison qui la faisait fonctionner. Peut-être que s’ils n’étaient que deux personnes, sans les bagages et les interdits, il n’y avait plus rien pour s’accrocher l’un à l’autre. — "I just want us to be able to see each other without running in the opposite direction.", avoua-t-il finalement, le sourire en coin qu’il abordait laissait suggérer une référence à la situation actuelle. Ils savaient tous les deux que si leurs regards ne s’étaient pas croisés, elle serait partie sans l’aborder. Et il en aurait probablement fait de même.

Loin devant elle, son regard se perdait, fixant l’horizon. Elle se revoyait avec lui, ici, quelques années plus tôt, à contempler l’époustouflant paysage qui s’offrait à eux. Émerveillée, comme elle ne l’avait jamais été, devant la splendeur des lieux. Sa main, menue au creux de la sienne, rassurante. Blottie contre lui sans se soucier des regards, loin des potentiels racontars, loin de sa femme qu’elle ne pouvait s’empêcher de jalouser. Cette permission qu’ils se donnaient, enfin, de s’afficher ouvertement. Eux, seuls, coupés du monde qui les entourait. Il n’y avait qu’eux, dans ce petit coin de paradis qu’elle avait la chance de découvrir à ses côtés. Un accès privilégié à cette facette plutôt discrète de sa vie. L’illusion momentanée qu’ils entretenaient une relation normale, alors que les rayons d’un soleil couchant caressaient de leur lumière orangée leurs deux silhouettes enlacées. C’était toujours ce moment précis qui lui revenait en tête, alors que ses prunelles se posaient sur la mer, au-delà de la côte. Cet instant idyllique, qui n’était à présent plus qu’un lointain souvenir. Elle était distraite. Les boucles foncées de Colin, soufflées doucement par le vent, captaient son attention, alors qu’elle se remémorait la douceur avec laquelle elles effleuraient jadis sa peau. Puis sa voix, qui la ramenait à l’ordre. Elle acquiesça d’un faible hochement de la tête, mais était ailleurs. Elle lui faisait face, mais ne parvenait à ancrer son regard au sien. Elle laissa échapper un rire, amusée de l’ironie. Il trouvait étrange de la voir, elle, ici. Elle s’étonnait du contraire. Elle n’aurait jamais pensé le revoir ici, lui qui avait toujours parlé de Weymouth avec un certain détachement. Elle trouvait étrange de le savoir de retour dans cette ville qu’elle considérait à présent comme leur maison, à Astrid et elle. Encore à ce jour, elle ne savait pas ce qui l’avait réellement poussée à s’installer ici. — "Oddly enough, I can't wrap my head around the fact that you're back. I didn't think I'd ever see you again, actually. Especially not here. I... I don't really know how I feel about it yet.", commença-t-elle prudemment, haussant les épaules, ses yeux enfin posés sur lui. Elle poussa un soupir, une main à nouveau portée vers sa frange rebelle. Elle se mordillait la lèvre, visiblement inconfortable. — "But um... thank you.", continua-t-elle, timidement. Serait-il là pour elle, s’il savait la vérité? S’il apprenait tout ce qu’elle lui avait volé, en lui cachant sa paternité. Sans doute son discours serait bien différent. Incommodée, mais surtout étouffée par ce sentiment d’hypocrisie qui grandissant en elle, elle détourna les yeux dans un sourire forcé. Incapable d’admettre à quel point elle avait besoin de lui dans son quotidien fade et pesant. Les mots coincés dans la gorge, la honte lui rougissant les joues. — "You're right, though. I'm quite sure that we're going to run into each other again, probably several times, and I would like it not to be… awkward. If it’s even possible.", lâcha-t-elle, les derniers mots accompagnés d’un léger rire. Était-ce insensé d’espérer qu’aucun malaise ne persiste entre eux? Qu’ils puissent repartir sur de nouvelles bases, considérant ce qu’ils avaient traversé ensemble? Mais surtout, considérant ce qu’elle ne savait lui avouer? Si elle avait jusqu’à maintenant su lui cacher la vérité avec agilité, elle savait que tôt ou tard ses mensonges la rattraperaient. Elle finirait par craquer sous cette persistante impression de vaciller au-dessus d’un gouffre. Consciente qu’il ne serait pas possible d’indéfiniment dévier les conversations, de meubler les silences de banalités. C’était un aveu qui ne se glissait pas aisément dans une discussion, et une fois de plus, Auden cherchait à se défiler. Épuisée des remords qui écrasaient son corps frêle. Elle déglutit difficilement, la gorge sèche, les entrailles nouées. — "I just... I don't want us to become strangers.", souffla-t-elle, un sourire effleurant ses lèvres, les yeux embrumés. C’était pourtant ce à quoi ils ressemblaient, à présent. Deux étrangers, qui n’avaient en commun qu’une poignée de souvenirs qu’ils s’efforçaient d’oublier, ainsi que cette enfant qui arborait un doux mélange de leurs traits. — "So what's it like? Being back?" Abrupte revirement, les mots prononcés doucement, le regard fuyant vers cet horizon qu’elle ne semblait pouvoir quitter des yeux.  

I didn’t think I’d ever see you again. Les secrets et les remords avaient fait place au vide. Il n’avait jamais cru pouvoir se mettre en pilote automatique de la sorte. Pourtant, les mois qui avaient suivi la fin de sa liaison avec Auden avaient été vécus ainsi. Il peinait à s’en souvenir, même. Ses souvenirs flous, vagues. Les journées grises s’enchaînaient les unes après les autres. La routine bien ancrée, il faisait ce qu’on attendait de lui, sans plus. Il enseignait, sans la moindre passion ni éclat dans le regard. Puis, il rentrait à la maison auprès de sa femme. Brisé par leur rupture, il ne pouvait laisser paraître sa peine. Il avait l’impression d’enfin se réveiller. Depuis que leurs chemins s’étaient croisés à nouveau. Ses sens éveillés, son esprit allumé. Happé par les souvenirs et les remords. La lourdeur de son fardeau, des secrets qu’ils avaient portés. Mais il se sentait lui-même à nouveau. I don’t really know how I feel about it yet. La remarque lui fit baisser le regard. Sa poigne se resserrant sur le livre qu’elle lui avait rendu. Peinant à feindre l’indifférence alors qu’il se rendait à l’évidence qu’elle n’était pas venue pour lui, pour eux. Il se mordillait la lèvre, supposant que c’était donc pour le fuir qu’elle était venue s’installer ici. I don’t want us to become strangers. La douceur de sa voix. Son aveu. Il se ressaisit à temps, empêchant son corps de faire un pas vers elle. Il aurait voulu la toucher, la tenir. La rassurer. Ils n’avaient pas à l’être. Il n’y avait plus rien qui les empêchait de se redécouvrir. Cette fois, de la bonne manière. Sans secret, sans mensonge, sans regret. Pourtant, il devinait que le moindre mouvement vers elle la ferait fuir. Il l’avait blessée, rejetée. Et il revenait la tourmenter alors qu’elle croyait s’être éloignée de lui. Il cligna des yeux à quelques reprises, surpris par la question soudaine. Par ce changement de direction. Se râclant la gorge, il se redressa, se recomposa. Un léger haussement d’épaules, bien que le regard d’Auden était obstinément posé sur l’horizon devant eux plutôt que sur lui. — "I … I don’t know. It’s weird, really. I haven’t called this place home in a long time. But Oxford didn’t feel like home either after …", dit-il avant de laisser les derniers mots en suspens. Les sourcils froncés, il ignorait la fin de la phrase. Après leur rupture? Après son divorce? Il supposait que c’était l’amalgame de tous ces événements. — "I need some getting used to, I suppose. Between the new job, the new students and living with my father… I guess it’s just not how I thought things would be.", conclut-il, l’air abattu. Réalisant, trop tard, qu’il venait de lui dévoiler sa résidente actuelle. Cette maison qui lui rappelait autant de souvenirs malheureux qu’heureux. Un sentiment nostalgique amer alors que ses pensées se dirigeaient sur leur escapade à Weymouth, sur leur nuit clandestine dans son lit trop petit pour eux, ce lit qu’il occupait à nouveau. Seul, cette fois. Froid et étrangement trop grand. Vide. Il la revoyait ce sourire malicieux, ses grands yeux étincelants alors qu’elle parcourait les tablettes de sa bibliothèque, qu’elle le taquinait sur les affiches aux murs. Son retour contrastant indéniablement avec ces derniers souvenirs parfaits de sa venue. Il se croyait presque réconcilié avec la ville de son enfance. C’était temporaire, cette situation. Pourtant, il ne cherchait pas réellement de logis. Peut-être incapable d’accepter de s’engager, incapable d’avouer que, désormais, sa vie était ici à nouveau. Un soupire franchit ses lèvres et son regard trouva le visage d’Auden, tentant de déchiffrer son expression. — "What about you? I hope the city is treating you as well as you hoped it would.", lui demanda-t-il, un sourire aux lèvres. Ne s’accordant pas une question claire sur sa vie. Pourtant curieux de savoir si elle avait poursuivi ses études. Si elle était désormais l’artiste que son ex-femme avait vue en elle. Tourmenté à l’idée qu’elle ait tout abandonné par sa faute. Qu’une fois de plus, il ait brisé le potentiel d’une femme qu’il a aimée.

Elle le connaissait par cœur, Colin. Ses mimiques, qu’elle avait si souvent observées intensément, alors qu’il n’était que son enseignant et qu’elle cherchait à le provoquer. Ses traits qu’elle avait eu la liberté de contempler, d’effleurer, de découvrir quand il était devenu son amant. Ses yeux sombres, mais pourtant si doux, dans lesquels elle s’était à maintes reprises perdue. Elle connaissait par cœur ses petites particularités, allant de la courbe singulière que prenaient ses lèvres quand il souriait, à cette rosette dissimulée entre ses boucles foncées, au froncement de ses sourcils quand il était concentré. C’était ce même homme qu’elle voyait, qu’elle retrouvait, quand elle osait laisser son regard s’attarder un peu trop longtemps vers lui. Elle n’arrivait pas à soutenir son regard, pourtant, les remords lui nouant la gorge, la honte lui tordant les entrailles. Son cœur qui se serrait dans sa poitrine jusqu’à ce qu’elle peine à respirer. Alors elle l’évitait, son regard. Ses prunelles qui s’ancraient n’importe où, ailleurs, valsant entre le paysage et l’horizon. Obstinée à ne pas se laisser happer autant par la nostalgie que ses sentiments contradictoires, dévastateur. Le malaise qu’elle peinait à dissimuler, cette nervosité qu’elle ne parvenait à maîtriser. Cette impression qu’il pouvait deviner sur ses traits, que lui aussi connaissait par cœur, ce mensonge qu’elle ne pourrait cacher éternellement. Elle ne se retourna vers lui que lorsqu’il mentionna résider chez son père, interpellée par la confession, la surprise tapissant à présent ses traits. Les sourcils froncés, son regard posé sur lui, sans pour autant oser dire quoique ce soit. Laissant les questions se bousculer dans son esprit, s’emmêlant aux souvenirs qui l’envahissait. Souvenirs de cette maison qu’elle avait visitée clandestinement avec lui quelques années plus tôt. Cette maison qu’elle avait précautionneusement évitée depuis son arrivée à Weymouth. Trop de souvenirs. Si elle s’était permis de s’installer dans sa ville, elle s’était aussi interdit d’approcher son ancienne vie de trop près. La maison de son enfance, son père qui y résidait, une limite à ne pas franchir. Elle acquiesçait aux propos de Colin d’un vague hochement de la tête, les yeux rivés sur le livre qu’il tenait entre ses mains. C’était étrange, qu’il ait élu domicile dans son ancien logis familial. Dans cette chambre qu’elle avait découvert avec frivolité, à la fois intriguée et amusée. Dans ce lit qu’ils avaient partagés, leurs corps étroitement enlacés dans l'espace restreint. Elle aurait pensé que Colin aurait préféré n’importe quel autre endroit. Elle se mordillait la lèvre, perdue dans de sombres pensées, supposant avec une pointe d’amertume que leur nuit dans sa chambre n’était pour lui plus qu’un ancien souvenir, lointain, sans importance. Ramenée à l’ordre par la question de Colin, elle haussa les épaules. — "Um, yah…", répondit-elle de façon évasive, dans un nouveau hochement de la tête. Elle parut pensive l’espace d’un instant. Hésitante. Lui parler de sa vie, de ses années passées ici était la dernière de ses envies. Trop risqué. La peur de s’enfoncer davantage dans ses mensonges. Impossible d’éviter ces détails qu’elle ne pouvait lui révéler. — "I came here without any expectation. Without even knowing why... I guess anything, or anywhere, was better than staying in Oxford after… everything that happened.", continua-t-elle, toujours aussi vague. Détachée. Elle aurait voulu renouer avec lui, discuter de ces années passées, tenter de reconnecter, de le retrouver. Partir sur de nouvelles bases. Mais elle savait que c’était impossible. Tant qu’il ne saurait pas, tant qu’elle ne rassemblerait pas le courage de tout lui avouer. Elle savait aussi qu’après, quand il apprendrait la supercherie, tout ce qu’elle lui avait volé, il ne voudrait probablement plus lui parler. Et que cet espoir de renouer volerait en éclats. Puis la sonnerie de son téléphone qui vint rompre le silence installé entre eux. Un faible soupir de soulagement qui s’échappa d’entre ses lèvres alors qu’elle lisait l’afficheur. Elle devait aller récupérer Astrid. La parfaite échappatoire. L’occasion d’encore se défiler, de fuir cette lourde culpabilité, d’encore repousser cette révélation qu’elle ne savait comment aborder. S’enfuir pour acheter du temps. — "I’m sorry, I really need to take this.", s’excusa-t-elle rapidement, son regard fixé sur l’écran de son téléphone. — "I’ll see you around". Elle leva un regard vers lui et tenta un pâle sourire. Un aurevoir prononcé le dos déjà tourné. Ces mots qu’il avait lui-même employés lors de leur dernier échange. La gorge nouée et le cœur cognant férocement contre sa poitrine. Ses yeux qui brûlaient, ses mains qui tremblaient. À la fois angoissée et terrifiée à l’idée que leurs chemins se croisent à nouveau. Sur le seuil de craquer sous le poids de son secret à présent trop lourd à porter. Surtout, dévastée à l'idée que cet homme qu'elle n'avait jamais vraiment oublié en vienne à la détester.