-- before i forget (talia)
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Le temps lui semblait long. Une éternité. Alors qu’il était coincé à la maison, en convalescence. Ce repos forcé lui avait d’abord parût être un moyen de se reposer, de guérir. Puis, au fil des jours, Jonah a commencé à se sentir coincé, enfermé. Ce sentiment envahissant d’être un fardeau pour son entourage qui s’était d’abord relayé pour l’accompagner, lui tenir compagnie et, peut-être aussi, le surveiller. Puis, tranquillement, la vie devait reprendre son cours. Chacun devait retourner à leur quotidien. Jonah soudainement laissé principalement à lui-même. Il avait beau s’acharner sur les albums photos, désespérément à la recherche d’un souvenir, de quelque chose qui aurait l’effet d’un déclic, qui libèrerait ces années dérobées. En vain. Eleanor était sortie rejoindre son meilleur ami, après qu’il lui eut affirmé à plusieurs reprises qu’elle n’avait pas à s’inquiéter pour lui, qu’elle pouvait le laisser seul. Lassé de tourner en rond dans sa propre demeure, Jonah décida de sortir, de s’entourer d’autres êtres humains. De se donner l’impression, bien que fausse, qu’il menait une vie active, normale. Ses pas l’ont guidé à ce petit café dont il se souvenait un certain achalandage. Aussitôt entré dans le commerce, il fut accueilli par la chaleur de l’endroit, enveloppé par l’odeur agréable du café et des pâtisseries et par ce brouhaha formé par les multiples conversations de la clientèle. Un café fumant à la main, Jonah s’installa à une table près d’une fenêtre. Isolé au beau milieu de ces inconnus qui menaient leur quotidien, Jonah y trouvait quelque chose d’apaisant. Le regard vers la fenêtre, perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas la jeune femme qui se dirigeait droit vers lui. Jonah? Il sursauta légèrement, et tourna son regard vers la silhouette féminine qui se tenait devant sa table. Ses lèvres étirées en un sourire. L’air confus sur son visage devait être évident. Il ne la connaissait pas. — "Ye... yes?" répliqua-t-il, hésitant. Il observait attentivement les traits de son visage. Peut-être lui semblait-elle familière ?

Depuis son retour à la Nouvelle Orléans, Talia n’avait revu personne des gens qu’elle côtoyait avant son départ. Pas même ses parents, à qui elle n’avait même pas osé dire qu’elle était de retour. Ellis était la seule compagnie qu’elle se permettait. À la fois nerveuse de confronter tous les gens qu’elle avait laissés derrière elle en partant trois ans plus tôt, mais aussi incertaine de pouvoir affronter la ville gorgée des souvenirs qu’elle était partie pour oublier, Talia passait une bonne partie de son temps entre les murs de l’appartement d’Ellis. Ce dernier n’était cependant pas présent, et elle avait passé la matinée à éplucher de nombreux articles parlant de la grossesse, et elle en était sortie plus stressée qu’auparavant. Elle avait à présent besoin de faire autre chose pour s’occuper l’esprit. Ses pas la guidèrent vers ce petit café ou elle avait l’habitude de retrouver son aînée. Elle poussa la porte du chaleureux commerce, la boule au ventre, happée à la fois des effluves s’échappant de l’arrière-comptoir et des souvenirs qu’évoquait l’endroit. Une tasse de café pour emporter dans une main, Talia s’apprêtait à quitter ce lieu qu’elle ne se sentait finalement pas prête à affronter quand ses yeux s’arrêtèrent sur une silhouette qu’elle croyait reconnaître. Il était installé à la table qu’elles avaient l’habitude de prendre. Leur table. Hésitante, elle détourna le regard, prête à continuer son chemin, mais se ravisa. Elle ne pourrait pas prendre la fuite chaque fois qu’elle croiserait quelqu’un qu’elle connaissait, même s’il s’agissait de son premier réflexe. — "Jonah?" Demanda-t-elle simplement, un sourire aux lèvres, en s’arrêtant à sa hauteur, sans oser trop s’imposer. C’était l’un des premiers visages familiers qu’elle voyait depuis son retour, hormis celui d’Ellis. Elle eut un léger mouvement de recul quand il ne lui renvoya pas son sourire, et elle se demanda si elle ne faisait pas erreur sur la personne. Elle scruta ses traits, les sourcils froncés, une moue aux lèvres, pourtant persuadée qu’il s’agissait bien de lui, mais la confusion qu’elle déchiffrait dans son regard suffisait à la mettre en doute. — "Talia... Julia's sister.." continua-t-elle, laissant la phrase en suspens, visiblement déstabilisée par le fait qu’il ne semblait la reconnaître. Le simple fait de prononcer son prénom lui faisait un pincement au cœur. Qu’il ne la reconnaisse pas la laissait perplexe, sa singulière tignasse rousse passait rarement inaperçue, et plus elle le contemplait, plus elle était convaincue qu’elle ne se trompait pas. Ils s’étaient vus pour la dernière fois aux funérailles de Julia, il lui avait offert ses condoléances.  

Une pensée traversa l’esprit de Jonah: était-il possible qu’il ait rencontré la jeune femme durant ces dernières années de sa vie complètement balayées de sa mémoire ? Il avait été principalement à la maison et entouré de ses proches amis depuis son retour de l’hôpital. Le fait qu’il aurait pu oublier l’existence de certaines personnes ne lui avait pas effleuré l’esprit, jusque-là. Il observait ses traits attentivement. L’échange entre eux était empreint d’un léger malaise. Sa réaction ne devait sans doute pas être à la hauteur de ses attentes. Avec raison, pensa-t-il. Talia ? Il fronça les sourcils, réfléchissant. Les pièces du puzzle commençaient à se mettre en place et, finalement, la jeune femme prononça les mots qui remettait le tout en ordre dans la tête de Jonah. La sœur de Julia. Jonah se leva d’un bon de sa chaise, le sourire aux lèvres. Cet air familier s’expliquait finalement. Il toisa la jeune femme, scrutant ses traits. Elle avait changé, vieillit. Évidemment. Il était un adolescent à l’époque où il était le petit ami de sa sœur aînée et Talia n’était qu’une enfant. — "Talia Eisley, of course !" dit-il, lui confirmant sans l’ombre d’un doute qu’il la reconnaissait désormais. Debout, il hésitait à s’approcher d’elle et lui faire une accolade. Enfin, c’était peut-être exagéré. — "You wanna join me?" Lui proposa-t-il, un sourire chaleureux aux lèvres. Il remarqua la tasse en carton, pour emporter, de son breuvage. Elle était peut-être attendue ailleurs. Il espérait pouvoir lui parler, prendre des nouvelles. D’elle, mais aussi de Julia. Il n’avait pas revu l’aînée des Eisley depuis sa vingtaine. Il avait parfois croisé de vieilles connaissances et obtenu quelques nouvelles ici et là. Des ouï-dires et des ragots. — "I can't believe how much you've changed… You were just a child back then." ajouta Jonah, en soufflant un léger rire. La nostalgie évidente dans sa voix. Autant il était désespéré de combler ces vides dans sa mémoire, de retrouver ces années qu’il avait perdues, autant il était fasciné par ces souvenirs d’adolescence qui se bousculaient dans son esprit.

Quand elle nota que la confusion ne quittait pas les traits du visage de Jonah, Talia regretta de s’être approchée de lui. Peut-être aurait-elle du rester sur son premier réflexe et tout simplement quitter le café. Après tout, qu’aurait-il à dire à la petite sœur d’une ancienne idylle adolescente, qu’il n’avait, en plus, pas vue depuis trois ans. Il lui paraissait presque penaud, comme s’il cherchait à deviner qui elle était, sans parvenir à remettre un souvenir sur son visage. Puis, un sourire illumina son visage, alors qu’enfin, il la reconnaissait. Elle poussa un soupir de soulagement, convaincue qu’elle venait de s’éviter un embarrassant quiproquo. Elle se surprit à acquiescer à son invitation maintenant confiante qu’un échange avec un visage familier ne lui serait que bénéfique. — "Yeah, sure." Elle posa son gobelet sur la table et pris place sur la chaise, cette même chaise où elle avait passé tellement d’heures en compagnie de Julia. Son regard s’attarda sur la décoration qui n’avait pas changée, comme si elle n’était jamais partie. Elle reporta son attention sur Jonah quand à nouveau il s’adressa à elle. La rouquine fronça les sourcils, perplexe, le dévisageant sans la moindre subtilité. À demi offensée qu’il réfère à elle comme n’étant qu’une gamine à peine trois ans plus tôt, Talia scruta ses traits à la recherche d’un signe pouvant lui indiquer qu’il blaguait, mais il semblait des plus sérieux. Seul le rire qui s’échappa d’entre ses lèvres la poussa à croire qu’il avait peut-être simplement cherché à briser la glace de façon douteuse, mais humoristique. — "A child?", répéta-t-elle, en laissant échapper un rire dans lequel transparaissait un certain malaise. À l’époque. On aurait dit qu’il parlait comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis plus d’une décennie. — "It hasn't been that long, I doubt I've changed that much.", se justifia-t-elle d’un air moqueur. Elle n’osait aborder les circonstances de leur dernier échange, mais nota que quelque chose chez Jonah avait réellement changé. Il ne s’agissait ni de ses cheveux à présent plus courts, ni de sa barbe qu’il portait plutôt bien, c’était autre chose, mais elle ne savait quoi. Elle aurait voulu y aller d’une douce vengeance en se moquant gentiment qu’il avait pris un sacré coup de vieux, mais se ravisa. Une telle familiarité ne ferait qu’accentuer le léger malaise entre eux. — "So tell me, how've you been since we last saw each other? " Elle préféra rester dans les banalités, tout de même curieuse de savoir comment il avait meublé les trois dernières années.

Il était dans ce cocon parfaitement protégé, aseptisé depuis sa sortie de l’hôpital. Son entourage – sa femme tout particulièrement – avait fait en sorte que sa convalescence se déroule sans le moindre obstacle. Il ne se retrouvait que rarement seul. Et sans doute devait-il s’en considérer chanceux. Mais une partie de lui suffoquait. Confiné à l’intérieur, il étouffait. Il se sentait inutile et handicapé. Incapable de travailler, incapable de se souvenir de quoi que ce soit. Il avait profité de sa solitude pour s’évader. S’aventurer dans les rues de son quartier, se donner l’impression qu’il vivait à nouveau. Jonah sourit quand elle accepta son invitation à se joindre à lui, sans hésitation. Elle prit place à la table et lui-même retrouva son siège. Il étudiait les traits mûris de la jeune femme. Il avait passé beaucoup de temps chez les Eisley à une époque. La dynamique d’une vraie famille le fascinait. Puis, elle confirma les inquiétudes qui lui avaient précédemment passé par la tête. Ils s’étaient revus. Mais quand ? Il aurait voulu passer ce moment sans parler de lui, de son accident. Un moment à se sentir normal. Jonah se redressa sur sa chaise, se raclant la gorge. Le léger malaise qui planait autour de la table était de sa faute. — "I'm so sorry, our last meeting must've completely slipped out of mind... I don't know where's my mind lately." débuta-t-il, les yeux rivés sur sa tasse de café. Sans oser mentir, il préférait feindre le simple oubli. Et rapidement, Jonah s’emmêlait dans une situation délicate. — "I'm doing fine. You know, the routine. Can't complain, though." répliqua-t-il, légèrement. Pouvait-il se tirer de cette conversation sans devoir avouer son état, son accident ? Sans avoir à soutenir un regard rempli de compassion et de pitié à son égard ? Il ne les supportait plus, ces regards. Il se surprenait à jouer nerveusement avec sa bague de mariage. Il la sentait sur son doigt depuis qu’il l’avait remise à son retour de l’hôpital. Comme conscient de ce corps étranger sur sa main, inconfortable. Ce même inconfort qu’il avait ressenti au début, avant qu’il ne l’oublie, qu’elle devienne une habitude sur sa main, une extension de lui-même. Il se racla la gorge et porta son attention sur la rouquine à nouveau, un sourire aux lèvres. — "But tell me... How are the Eisley sisters?" demanda-t-il en retour, un sourire bienveillant illuminant les traits de son visage. Inconscient de l’absurdité et de l’indélicatesse dont il venait de faire preuve.