-- moonlight eyes (talia)
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Ellis l’évitait. Depuis des jours, depuis ce soir-là. Il s’efforçait de passer le moins de temps possible à son appartement, en sa compagnie. Il ne lui marmonnait que quelques mots lorsque réellement nécessaire. Réduisant à néant cette complicité qui s’était créée entre eux. Anéantissant aussi les progrès qu’il avait faits depuis les dernières années sombres de sa vie. Il aurait facilement pu admettre que Talia était la meilleure chose qui lui soit arrivée depuis cet accident. Pourtant, il ne pouvait faire autrement que la repousser et la blesser. Il était rentré tard, aux petites heures du matin. Encore une fois. Il quittait tôt et rentrait tard. Il préférait encore errer dans les rues de la ville que de rentrer à la maison, auprès d’elle. Là où le silence lui pesait lourd. Ellis avait passé la soirée au boulot, alors qu’il ne travaillait pas. Il avait joué, un peu. Quelques morceaux, mais il avait surtout bu. Pour oublier, pour engourdir. L’appartement était plongé dans le noir. Ses chaussures ôtées, son manteau laissé sur le crochet. Quelques pas et il s’était affalé sur le sofa. Devenu son lit le jour où Talia était entrée dans sa vie à nouveau. Les paupières lourdes, Ellis se laissa emporter dans un sommeil qui, comme à l’habitude, n’aurait rien de réparateur. Tourmenté par les images de l’accident, par le visage de Julia et, aussi, celui de sa sœur cadette. Ses nuits étaient toujours pires lorsqu’il avait bu. Il se réveilla en un sursaut, son cœur palpitant. La gorge sèche, il mit une fraction de seconde à réaliser qu’il s’était endormi. Assoiffé, haletant. Il enfoui son visage au creux de ses mains, reprenant ses esprits. Il parvint finalement à se tirer du sofa, à se rendre à la cuisine. Il naviguait dans son logement dans la pénombre, ne désirant pas réveiller sa colocataire. Saisissant un verre dans l’armoire, Ellis fut surpris par son chat lui frôlant la jambe. Un sursaut et le verre éclatait en mille morceaux sur le carrelage. — "Fucking hell." marmonna-t-il. Éclairé par le clair de lune, Ellis s’accroupi et entreprit de ramasser les éclats de verres. Maladroit par l’alcool et la fatigue, il ne remarqua pas la coupure qu’il s’était faite à la main. Il entendit, par contre, les pas qui approchaient. Talia. — "Don’t come here. There’s broken glass everywhere." articula-t-il d’une manière qu’il espérait aussi autoritaire que détachée. Pourtant habité d’un sentiment protecteur envers elle. — "Crap." souffla-t-il en remarquant le sang sur sa main. Soupirant, il s’assit au sol, s’adossant contre une armoire de cuisine. Un sourire amusé vint adoucir ses traits tirés. Il était épuisé. Physiquement, mentalement aussi. Il ne pouvait sûrement pas tomber plus bas que ça, songea Ellis. La pensée lui arracha un léger rire, teinté de désespoir.

Depuis la dernière conversation qu’ils avaient eue, I made diner, et Have a good day, étaient les seules paroles qu’elle lui avait adressées, marmonnées sans oser le regarder, le peu de fois qu’elle l’avait croisé. D’abord blessée par le rejet d’Ellis, c’était à présent des sentiments de colère et de culpabilité qui l’habitaient. C’était ces émotions qui l’avaient d’ailleurs poussée à l’éviter. Elle avait constaté qu’il faisait de même, si bien que leurs échanges étaient réduits à quasi inexistants. Elle avait passé les derniers jours à s’occuper l’esprit loin de l’appartement qu’Ellis avait déserté, incapable de supporter le pesant silence qui y régnait. Elle avait mangé seule, une fois de plus, devant la programmation insipide qu’offraient les nombreuses chaînes qu’elle passait en rafale sans grand intérêt, pour finalement fermer le téléviseur, lassée. Elle trouva refuge dans la chambre d’Ellis, puis, épuisée, se glissa sous les couvertures du lit. Plus exténuée qu’elle ne l’avait jamais été, mais surtout incommodée par des nausées qui la surprenaient à toutes heures, elle avait le sommeil aussi agité qu’inconfortable. Ainsi, elle venait à peine de s’assoupir quand un vacarme vint la tirer de son sommeil léger. Elle enfila rapidement de quoi être présentable et émergea de la chambre, avançant prudemment dans la pénombre, puis, ignorant l’avertissement d’Ellis, elle s’aventura dans la cuisine. Son regard se posant sur lui, Talia poussa un profond soupir, l'exaspération lisible sur ses traits encore ensommeillés. — "What the hell are you doing?", lâcha-t-elle d’un ton était sec, témoignant son agacement. Elle observa sa silhouette, puis le dévisagea bien malgré elle, avant que son regard ne soit attiré par la trace rouge vif au creux de la main blessée d'Ellis. — "Fuck, Ellis.", jura-t-elle à mi-voix. Un nouveau soupir s’échappa d’entre ses lèvres. Elle aurait voulu ne pas s’en faire pour lui, avoir la force de se montrer indifférente et le laisser se débrouiller seul avec cette situation dans laquelle il s’était mis. Mais son cœur, plutôt que sa raison, guida son suivant réflexe, qui fut de s’agenouiller à ses côtés, imposant à nouveau entre eux une dangereuse proximité. L’odeur d’alcool sur l’haleine de son colocataire vint lui chatouiller les narines, lui arrachant une grimace. Elle expira calmement, tentant de contrôler la nouvelle vague nauséeuse qui la secoua. — "You're drunk.", l’accusa-t-elle, en fronçant les sourcils. Ce qui expliquait probablement pourquoi il avait laissé échapper un rire un peu plus tôt, alors que la situation n’avait rien d’amusant, bien au contraire. Elle se leva, puis passa un chiffon propre sous l'eau, avant de reporter son attention sur Ellis. — "Let me help you with that.", continua-t-elle, dans une intonation à présent adoucie, mais autoritaire. Elle avança sa main, prête à prendre dans la sienne celle d’Ellis, mais se ravisa, interrompant brusquement son mouvement. Elle chercha son regard du sien, comme en attente d’un acquiescement de sa part. Elle ne pouvait se risquer à le toucher. Pas après la dernière fois.

Il parvenait à discerner la silhouette menue de Talia apparaître dans la pièce. Les traits de son visage trahissaient qu’elle venait d’être tirée de son sommeil – vraisemblablement par sa maladresse. Il fronçait les sourcils, légèrement surpris qu’elle soit venue voir la source de ce boucan. Eux qui s’étaient religieusement évités depuis les dernières journées. Principalement par sa faute, songea-t-il. — "Careful, you’ll get hurt.", soupira-t-il alors qu’elle avait choisi de l’ignorer, choisi de venir le rejoindre dans la cuisine. Il aurait sans doute pu parler du verre au sol, tout comme il aurait pu parler des dangers de s’approcher de lui. Ellis s’accorda un regard vers elle. Toisant le tissu léger et satiné de son pyjama, puis glissant jusqu’à ses jambes dénuées et, finalement, s’attardant sur ses pieds nus. Il soupirait. Pourquoi était-elle incapable de l’écouter, de faire ce qu’il lui demandait ? — "I’m getting water.", lui répliqua-t-il, comme s’il s’agissait de la chose la plus évidente qui soit. Le ton de Talia était sec, sa frustration évidente. Son visage, éclairé par le clair de lune, affichait tout son agacement. Désormais adossé à l’armoire de la cuisine, il observait sa main. Le fluide d’un rouge foncé qui venait s’accumuler au creux de sa paume. Il n’avait jamais eu la phobie du sang. Pourtant, depuis son accident de voiture, il n’arrivait plus à en voir sans ressentir un profond inconfort, un malaise. Aussi banal qu’une égratignure laissée par les griffes de son chat qu’une scène violente à la télévision. Ramené à l’accident, ramené à ces images traumatisantes, qui le hantaient encore, du corps inerte de sa fiancée. Ce rouge, partout. Il fut tiré de ses pensées alors que Talia s’agenouillait à ses côtés. Cette proximité, ce parfum fruité qui la suivait. Il déglutit péniblement, posant ses yeux sur elle. — "I was drunk. … Now I’m barely tipsy.", articula-t-il. Son allocution lente et tremblotante, trahissant son réel taux d’intoxication. Il aurait voulu détendre l’atmosphère, mais réalisait qu’elle n’était ni amusée, ni détendue. Elle se leva plutôt, s’afférant à lui préparer un chiffon. Cette proximité entre eux, la peau soyeuse de ses jambes qui n’était qu’à quelques centimètres de lui. Il ferma les yeux, fermement. Pour se retenir, pour se contrôler. Pourtant, une fois les yeux fermés, il était happé par ces images de leur confrontation. Cette tentative vaine qu’elle avait eu de l’approcher, ce souvenir de ces doigts glissant sur son échine. Il ouvrit les yeux en entendant le son de sa voix. Pour la voir aventurer sa main vers la sienne, puis se raviser brusquement. Peut-être le voyait-elle, enfin, comme le monstre qu’il était réellement. Peut-être avait-elle fini par l’écouter. Leurs regards croisés une fraction de seconde. Il ne pouvait le soutenir davantage. — "Please.", se surprit-il à souffler. Un aide-moi resté coincé dans sa gorge. Son regard obstinément posé sur la main de Talia qui tenait ce chiffon humide.

L’idée de partir lui avait effleuré l’esprit quelques heures après leur dernière confrontation et elle avait décidé que c’était probablement ce qu’il y avait de mieux à faire. Pour elle, comme pour Ellis. Elle s’était remémoré la scène en boucle, passant de ses mains dans les siennes, à la sensation de sa peau contre la sienne, aux les effluves de sa peau, de ses cheveux, mais surtout, de son ardent désir de se perdre dans une étreinte qu’elle ne pourrait jamais cesser d’espérer. Happée par un sentiment de culpabilité quand elle pensait à cette envie qu’elle ne pouvait réfréner, blessée qu’il ait la force de la repousser, elle voyait la fuite comme étant la seule option envisageable. Pourtant, quelques jours plus tard, elle n’avait toujours pas rassemblé suffisamment de courage pour mettre en action la déchirante décision qu’elle avait prise. La proximité qu’elle venait d’établir entre eux, une fois de plus, lui faisait regretter de s’être levée pour l’aider, mais aussi de ne pas être partie quand elle en avait eu l’occasion. Elle n’en pouvait plus de cette dualité qui se livrait bataille en elle. Elle ferma les yeux, puis poussa un soupir, tentant de ne pas se laisser distraire par leurs corps qui s’effleuraient, par le souffle d’Ellis qu’elle sentait sur sa peau dénudée. Elle ne se fit pas prier quand il accepta son aide, prenant enfin sa main dans la sienne. Elle la referma doucement de ses doigts fins, le chiffon enfouit dans sa paume. Elle se leva à nouveau pour lui préparer un verre d’eau, qu’elle s’empressa de déposer dans sa main encore libre. — "Hold this in place. Drink that. And try not to drop it this time? Don’t do anything stupid while I’m gone.", lui ordonna-t-elle, comme si elle s’adressait à un enfant. Un sourire étira ses lèvres, une lueur espiègle dans son regard trahissant son ton qui se voulait autoritaire. Elle se détourna, traversant précautionneusement la cuisine avant que sa silhouette ne disparaisse dans l’embrasure. Elle s’affaira rapidement dans la salle de bain, s’emparant de quoi nettoyer la plaie d'Ellis, un nouveau chiffon, ainsi qu’un rouleau de gazes. À nouveau agenouillée aux côtés d’Ellis, elle le débarrassa du chiffon à présent écarlate et entreprit de soigner la plaie au meilleur de sa connaissance. — "Stay still. It may sting a little.", le prévint-elle, avant de procéder à délicatement désinfecter sa blessure, ses doigts glissant sur sa peau. Elle improvisa un bandage, tentant en vain de contrôler le tremblement provoqué par sa nervosité d’être aussi près de lui. — "Here, all good.", affirma-t-elle, la main d'Ellis toujours entre les siennes. Elle scrutait chaque parcelle de son visage, à quelques centimètres du sien. Elle vint maladroitement replacer une boucle folle, égarée sur son front. — "What a mess you've made.", souffla-t-elle, cherchant son regard dans le sien. L’allusion était vague. Elle aurait très bien pu parler du carrelage toujours jonché d’éclats de verre, ou encore de la situation dans laquelle ils se trouvaient à cause de sa maladresse. Sa conscience l’implorait de s’éloigner, et pourtant elle demeurait immobile, son cœur battant férocement contre la poitrine.

Il aurait dû être en mesure de s’occuper de lui-même. Il aurait dû, mais il en étant pourtant incapable. Là, alors qu’il était exténué et encore intoxiqué par l’alcool, mais aussi au quotidien. Chaque jour depuis cette dispute, il rentrait chez lui la gorge nouée, l’estomac serré par ce questionnement : serait-elle toujours là ? Et si leurs échanges étaient froids et quasi inexistants, Ellis ne pouvait s’empêcher d’être soulagé qu’elle soit toujours chez lui. Il ne savait pas s’il lui serait possible de survivre à nouveau plongé dans la solitude. Il observait attentivement, le souffle retenu, alors qu’elle prenait sa main dans la sienne. Il remarquait la délicatesse de ses mouvements, la prudence qu’elle employait. Avait-elle peur de lui ? La façon dont sa main était froide contre sa peau brûlante. A quel point il appréciait cette sensation. Quand elle se releva, Ellis souffla enfin. Les idées embrouillées par l’alcool, déstabilisé par la peau dénudée de sa jambe qui frôlait son bras. Talia lui remis un verre d’eau qu’il s’empressa de porter à ses lèvres, fermant les yeux momentanément alors qu’il en buvait de grandes gorgées. Assoiffé. Soulagé, aussi, d’avoir quelque chose pour s’occuper les mains et étancher sa soif qui lui semblait décuplée maintenant qu’elle était dans les parages. Elle disparu dans le couloir sombre après lui avoir ordonné de ne rien faire de stupide. Un léger rire lui glissa d’entre les lèvres. Il posa le verre à côté de lui. Fermant les yeux, s’empêchant de regarder le chiffrons rougit par le sang. Il rouvrit les yeux alors qu’il pouvait sentir sa présence à ses côtés. Talia l’avertit qu’il risquait de ressentir un pincement et, avant même qu’il n’eut le temps d’analyser son avertissement, une vive douleur lui parcouru la main. Sa main libre se posa sur la cuisse de Talia, ses doigts effectuant une pression sur sa peau, machinalement. Une grimace de douleur évidente sur les traits de son visage. La douleur se dissipa et il réalisait où il avait posé la main. Où elle était toujours posée. Sa main retomba à contrecœur à ses côtés, sur le carrelage froid. Il hochait la tête alors qu’elle lui disait qu’elle avait terminé. Refusant de remonter les yeux vers elle, regardant obstinément un éclat de verre au sol. Pourtant, elle tenait sa main. Pourtant, il pouvait sentir son souffle sur sa peau. Cette proximité entre eux le déroutait. C’est quand elle osa replacer une mèche de ses cheveux qu’Ellis la regarda. Pourquoi ? Pourquoi était-elle toujours là ? — "Well haven’t I told you that I am a mess?", rétorqua-t-il, un faible sourire étirant ses lèvres quelques instants. Référence à ce qu’il avait pu lui dire dans sa vaine tentative de la repousser. Il baissa les yeux, fixant cette mèche de cheveux rousse qui lui taquinait l’avant-bras. Il l’attrapa du bout des doigts, l’observant comme s’il s’agissait de la chose la plus précieuse qu’il eut entre les doigts. — "I’m sorry I woke you up and sorry I…", articula-t-il lentement, laissant ses pensées dériver, sa phrase en suspens. Il était désolé de ce qu’il avait dû faire dans l’espoir de la garder loin de lui. Désolé d’avoir été distant avec elle. Désolé d’être irrévocablement attiré par elle. — "I’m sorry.", répéta-t-il, d’un simple murmure. Le regard rivé sur cette mèche de cheveux entre ses doigts. Cependant incapable de formuler les mots, la suite de cette excuse. Sans doute jamais ne serait-il suffisamment intoxiqué par l’alcool pour trouver le courage de tout lui dire.